Min Reuchamps
Politologue à l’UCL
François Onclin
Juriste et politologue à l’ULg et chercheur au FRS-FNRS
Didier Caluwaerts
Politologue à la VUB et chercheur à l’Université de Harvard
Pierre Baudewyns
Politologue à l’UCL
La question du seuil électoral ne manque pas de se poser à moins d’un mois des élections européennes, fédérales et régionales du 25 mai prochain en Belgique (voir Note 1). Elle prend d’autant plus d’importance pour les élections régionales en Région de Bruxelles-Capitale car les listes y sont généralement plus nombreuses et que plusieurs d’entre elles qui sont dites « petites » flirtent – ou même dépassent d’après certains sondages – le seuil de 5 %.
Pour bien comprendre cet enjeu, rappelons tout d’abord que dans tout système électoral proportionnel, il existe un seuil électoral que l’on peut qualifier de naturel, c’est-à-dire un pourcentage de voix minimum qu’une liste doit atteindre pour obtenir un siège. Aucun système électoral ne peut être parfaitement proportionnel. Car pour l’être, il faudrait que, au sein d’une seule et unique circonscription, il y ait autant de sièges à pourvoir que d’électeurs ou, à tout le moins, que de voix émises. Par conséquent, tout système électoral, y compris ceux qui reposent sur une seule circonscription, connaît un phénomène de « voix perdues », c’est-à-dire de voix qui, bien que valablement exprimées, ne permettent pas à une liste d’obtenir un siège (supplémentaire).
Mais, en plus de ce seuil naturel, certains systèmes électoraux connaissent un seuil dit légal qui peut varier d’un système à l’autre, allant d’un pourcentage minime à plusieurs dizaines de pour cent requis pour être admis à la dévolution des sièges. Il n’est pas opportun dans cette courte contribution de discuter des considérations juridico-politiques derrière l’introduction d’un seuil légal, ses modalités d’application ainsi que ses effets dits mécaniques et psychologiques (voir Note 2). Nous devons, par contre, distinguer le seuil effectif (effective threshold), le seuil de représentation (threshold of representation) et le seuil d’exclusion (threshold of exclusion).
Le seuil effectif est le pourcentage de voix requis pour obtenir un premier siège dans une circonscription donnée. Ce seuil ne peut pas se calculer à l’avance puisqu’il varie toujours selon les résultats officiels des différentes listes en compétition dans une circonscription donnée. Cependant, le seuil effectif se situera toujours entre le seuil de représentation et le seuil d’exclusion.
Le seuil de représentation est le pourcentage minimum de voix qui est nécessaire pour emporter un siège dans une circonscription donnée dans les conditions les plus favorables. Dans un système d’Hondt, comme en Belgique, le seuil de représentation dans une circonscription donnée est : 1/(m + n - 1), où m est le nombre de sièges à pourvoir et n le nombre de partis en lice. On peut donc affirmer qu’une liste électorale qui ne dépasse pas le seuil de représentation n’obtiendra, en principe, jamais de siège.
Le seuil d’exclusion est le pourcentage maximum de voix qui n’est pas suffisant pour obtenir un siège dans une circonscription donnée dans les conditions les moins favorables. Dans un système d’Hondt, le seul d’exclusion dans une circonscription donnée est : 1/(m + 1). On peut donc soutenir qu’une liste électorale qui dépasse le seuil d’exclusion obtiendra, en principe, toujours un siège, sauf s’il existe un seuil électoral légal comme nous allons le voir.
Sur cette base, on peut calculer le seuil de représentation et le seuil d’exclusion pour les deux dernières élections régionales à Bruxelles (Tableau 1) où l’on voit que le seuil électoral légal de 5 % a un effet certain pour l’élection du groupe linguistique français et un effet possible pour l’élection du groupe linguistique néerlandais.
Tableau 1 – Seuil de représentation et seuil d’exclusion pour les élections du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale (2004 et 2009)
Groupe
linguistique
|
Magnitude
|
Seuil de représentation (2004)
|
Seuil de représentation (2009)
|
Seuil effectif (2004)
|
Seuil effectif (2009)
|
Seuil d’exclusion
|
Groupe
linguistique français
|
72 sièges
|
1,18%
|
0,92%
|
1,24%
|
1,28%
|
1,37%
|
Groupe
linguistique néerlandais
|
17 sièges
|
4,17%
|
3,70%
|
4,86%
|
4,97%
|
5,55%
|
Si l’on considère l’ensemble du Royaume, on peut observer que, dans huit circonscriptions fédérales et onze régionales, le seuil électoral légal a un effet possible (c’est-à-dire que le seuil de représentation est inférieur à 5 %) et, dans trois circonscriptions fédérales et six régionales, le seuil électoral légal a un effet certain (c’est-à-dire que le seuil d’exclusion est inférieur à 5 %). Parmi ces dernières, la circonscription pour l’élection du Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, en particulier au sein du groupe linguistique français, est celle où l’effet du seuil électoral légal se fait le plus lourdement sentir. Cela s’explique par sa grande magnitude puisque 72 sièges sont à pourvoir au sein du groupe linguistique français.
On ne sera dès lors pas surpris que, depuis l’introduction du seuil électoral légal (soit les élections fédérales de 2003, 2007 et 2010 et les élections régionales de 2004 et 2009), parmi les sept sièges qui ont été « perdus » en raison du seuil légal, deux l’ont été à Bruxelles. C’était lors des élections régionales de 2009. Le FN avait obtenu 1,91 % et ProBruxsel 1,67 %. Avec un seuil effectif à 1,24 %, ces deux partis pouvaient prétendre obtenir un siège, mais en raison du seuil électoral légal de 5 %, ces deux partis ne l’ont pas reçu.
Que se passera-t-il le soir des élections du 25 mai 2014 ? Le seuil électoral légal de 5% frappera-t-il à nouveau ? Il est extrêmement délicat de tenter de prédire l’effet de ce seuil lors des élections en Région de Bruxelles-Capitale car cela impliquerait de fonder notre analyse sur des données de sondage, ce qui est, à notre sens, un exercice très – trop – périlleux puisque, on l’aura compris, le calcul du seuil effectif doit se faire uniquement sur la base des résultats de tous les partis en compétition dans une circonscription donnée.
Ceci étant, il nous est toutefois possible d’apporter trois éléments de – début de – réponse. Tout d’abord, le seuil électoral légal aura un effet – négatif – automatique pour tout parti qui se présente dans le groupe linguistique français et qui obtient un score supérieur au seuil d’exclusion (soit 1,37 %), mais inférieur au seuil électoral légal (soit 5 %). Il est également possible qu’un parti qui obtient un score inférieur au seuil d’exclusion soit pénalisé (c’est-à-dire n’obtienne pas de siège alors qu’en l’absence de seuil électoral légal, il aurait pu y prétendre), mais cela dépendra du seuil effectif qui sera calculé sur la base des résultats de l’ensemble des listes. Ensuite, il est possible pour deux ou plusieurs listes de s’entendre sur un groupement de listes. Dans ce cas, le calcul électoral légal de 5 % s’applique sur les résultats du groupement et non pas sur chaque liste individuelle. Enfin, pour conclure, si l’on sort du contexte régional bruxellois, il faut rappeler qu’une liste qui dépasse 5 % ne recevra pas automatiquement un siège. Tout dépend, en réalité, de la taille de la circonscription et du résultat des autres listes dans cette circonscription, en sachant que moins il y a de sièges à pouvoir, plus élevé sera le seuil effectif. Mais avant cela, c’est aux électrices et aux électeurs de jouer.
Notes
1. Un seuil électoral de 5 % a été introduit, il y a plus d’une décennie maintenant, pour les élections fédérales d’abord (2003) et régionales ensuite (2004). La validité de ce mécanisme, qui a pour effet de pénaliser les « petits » partis, a été confirmée par la Cour constitutionnelle à plusieurs reprises. Ce mécanisme et ses conséquences sont étudiés en détail dans une recherche à paraître prochainement dans la revue West European Politics intitulée « Raising the threshold, fighting fragmentation? Mechanical and psychological effects of the legal electoral threshold in Belgium » ainsi que dans plusieurs travaux antérieurs : François Onclin (2009), « L'instauration et les effets du seuil électoral de 5 % », Courrier hebdomadaire du CRISP (2041-2042) ; François Onclin (2011), « L’instauration d’un seuil electoral de 5% en Belgique : Analyse critique du raisonnement de la Cour constitutionnelle », Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège (3-4), pp. 569-573 ; Min Reuchamps et François Onclin (2012), « Apparentement et seuil électoral », in Les systèmes électoraux de la Belgique, sous la direction de Frédéric Bouhon et Min Reuchamps, Bruxelles : Bruylant, pp. 331-346.
2. Nous renvoyons à cet égard aux références mentionnées supra ainsi qu’à l’article : Frédéric Bouhon (2008), « Le seuil électoral au seuil de l'égalité », Revue de Jurisprudence de Liège, Mons et Bruxelles (15), pp. 636-661.